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2006/2 Droit d’auteur – Loi fédérale sur le droit d’auteur et les droits voisins (Loi sur le droit d’auteur, LDA)

La transposition de la directive européenne en France

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«DADVSI», le débat fracassant

Une répétition générale

La France est décidément une habituée des transpositions tardives et polémiques des directives européennes. Déjà, celle du 19 novembre 1992 sur le droit de prêt1avait défrayé la chronique. Lancée sur le tard, une vigoureuse campagne animée notamment par Jérôme Lindon, le prestigieux directeur des Editions de Minuit, et relayée en 2000 par une pétition de 288 auteurs2, avait revendiqué un «prêt payant» dans les bibliothèques, de l’ordre de 5 francs français3, appliqué sur chaque emprunt et payé par l’usager, sous peine du refus que leurs ouvrages soient prêtés, comme le permettait alors le droit d’auteur français. Les associations de bibliothécaires, s’exprimant alors en ordre dispersé4, réclamaient l’exemption des bibliothèques publiques et universitaires de tout droit de prêt.

Après diverses concertations avec les représentants des éditeurs, libraires, auteurs et bibliothécaires, mais aussi avec la FNCC (Fédération nationale des collectivités territoriales pour la culture, association politiquement pluraliste d’élus locaux), un compromis complexe fut élaboré par le Gouvernement, appelé «prêt payé», reposant sur une contribution de l’Etat et un paiement indirect par les bibliothèques sous la forme d’une limitation à 9% de leur taux de remise5.

Voté à l’unanimité par les deux assemblées en juin 2003Loi n° 2003-517 du 18 juin 2003 relative à la rémunération au titre du prêt en bibliothèque et renforçant la protection sociale des auteurs? Journal officiel n° 140 du 19 juin 2003 page 10241 et sur Internet: http://www.legifrance.gouv.fr/WAspad/UnTexteDeJorf?numjo=MCCX0200037L., soit plus de 10 ans après l’adoption de la directive européenne, ce compromis enterra définitivement à la fois l’idée du prêt payant pour l’emprunteur et de la proportionnalité entre le prélèvement et les prêts, puisque ce sont les achats qui servent de base à la répartition. Il instituait une licence légale qui dépouillait l’auteur de son droit d’interdire le prêt de ses œuvres en contrepartie d’un système obligatoire de rémunération, fina- lement mis en œuvre par une nouvelle SPRD (société de perception et de répartition des droits) SofiaSociété Française des Intérêts des Auteurs de l’Ecrit, http://www.la-sofia.org..

Mettant déjà aux prises le SNE (syndicat national de l’édition) d’une part, les associations de bibliothécaires d’autre part, ce débat s’était cantonné au domaine du livre imprimé et s’était terminé dans un consensus politique peu ou prou accepté par toutes les parties, l’Etat mettant la main à la poche pour éteindre l’incendie.

«DADVSI», un projet de loi verrouillé

Après cette répétition générale, le dossier du droit d’auteur et des droits voisins dans la Société de l’Information, dont l’étrange acronyme «DADVSI» allait finir par s’imposer dans la presse écrite et sur Internet, devait être l’occasion, depuis décembre 2005, d’un grand feuilleton national et populaire qui, contre toute attente, propulsa à la une des journaux imprimés et télévisés un sujet pourtant a priori fort technique et plutôt rebutant.

Après l’adoption de la directive par le parlement et le conseil européens le 22 mai 2001, le Gouvernement de Jean-Pierre Raffarin adopta le 17 novembre 2003 sur proposition du ministre de la Culture Jean-Jacques Aillagon un projet de loi6après une concertation menée dans le seul cadre du CSPLA7(Conseil supérieur et artistique), qui est composé de «personnalités qualifiées» et de représentants des auteurs, interprètes, éditeurs, producteurs et consommateurs, mais d’aucun représentants des bibliothécaires ou documentalistes, des internautes ou des acteurs du logiciel libre. Le ministre de la Culture Jean-Jacques Aillagon énonçait trois objectifsPrésentation par Jean-Jacques Aillagon du projet de loi au conseil des ministres du 12 novembre 2003, http://www.culture.gouv.fr/cul....

– «faciliter l’accès aux œuvres par nos concitoyens, notamment les personnes handicapées»;

- «adapter le régime de la propriété littéraire et artistique aux nouveaux usages liés aux technologies de l’information et de la communication»;

– «[renforcer] la protection des auteurs et des créateurs contre les risques accrus de contrefaçon par la voie numérique».

Le cœur du projet était, dans la lignée de la directive, l’établissement d’une protection juridique des «mesures de protection technique», qui allaient s’imposer dans le débat public sous la forme de l’acronyme anglais DRM (digital right management). Leur contournement, de même que le téléchargement d’œuvres protégées par le procédé de pear to pear, assimilés au délit de contrefaçon, étaient susceptibles de peines pouvant aller jusqu’à trois ans d’emprisonnement et de 300 000 euros8d’amende (article L. 335-4 du Code de la propriété intellectuelle).

Une disposition attendue concernait une sorte de dépôt légal d’Internet par prélèvement: «Le projet de loi organise le dépôt légal des pages Internet auprès de la Bibliothèque nationale de France et de l’Institut national de l’audiovisuel. Ceux-ci seront autorisés à copier les contenus en ligne selon un mode d’échantillonnage permettant de constituer progressivement une mémoire collective.»

Le projet de loi retenait naturellement l’exception au droit d’auteur pour copie technique, rendue obligatoire par la directive européenne, mais il ne comportait qu’une seule des nombreuses exceptions facultatives explicitement prévues «en faveur des personnes handicapées[...]: les associations habilitées par le ministère de la culture pourront, sans autorisation préalable des ayants droit et sans rémunération supplémentaire pour ces derniers, traduire les œuvres (livres, ...) en braille et autres langages adaptés et diffuser ces traductions aux personnes handicapées9

L’affaire étant ainsi bouclée, le Gouvernement de Jean-Pierre Raffarin ne cessa de repousser son examen par le Parlement. Celui de Dominique de Villepin, qui lui succéda le 31 mars 2005, avec Renaud Donnedieu de Vabres comme ministre de la Culture, fit de même, avant d’inscrire le projet de loi à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale les 20 et 21 décembre 2005 selon la «procédure d’urgence» qui prévoit, sauf désaccord grave entre les deux chambres, une seule lecture par chacune d’elle puis un examen par une commission mixte paritaire pour réduire d’éventuels désaccords.

De nombreuses protestations s’élevèrent naturellement contre ce passage «à la sauvette» devant une chambre des députés qu’on pouvait prévoir quasiment vide, à la veille des fêtes de fin d’année. Mais rien ne se passa comme prévu ou craint, et le dossier explosa à la face d’une France éberluée. Mais il faut maintenant revenir sur les enjeux et les camps en présence.

Acteurs et enjeux d’un grand débat national

Si le projet a soulevé les passions, c’est qu’il touchait à des pratiques de masse, à commencer par celle du téléchargement d’œuvres musicales ou cinématographiques par le procédé du peer to peer. C’est ce thème qui pour l’essentiel a mobilisé l’attention de la grande presse, alors que des décisions judiciai- res contradictoires à l’encontre de contrevenant défrayait régulièrement la chronique.

Deux camps étaient en présence. D’un côté, les représentants de l’industrie phonographique et cinématographique, dont le modèle économique repose sur la vente des œuvres. Leur point de vue avait prévalu au sein du CSPLA. Ils réclamaient naturellement la répression des «téléchargements illicites» et la protection juridique des DRMVoir le dossier du SNEP (Syndicat national de l’industrie cinématographique): 10. Le Syndicat national des éditeurs a rejoint ce combat en pétitionnant contre la «licence globale»1112.

De l’autre, les partisans de cette licence légale qui reviendrait à légaliser le peer to peer en organisant un système de rémunération assis sur une taxe prélevée sur les abonnements auprès des fournisseurs d’accès à Internet. Il s’agit naturellement des internautes adeptes de cette pratique, dont l’organisation phare est l’Association des audionautes15, emmenée par son président, Aziz Ridouan, jeune prodige autodidacte de 17 ans passé maître dans l’art du lobbying auprès des parlementaires16, mais aussi des associations familiales ou de consommateurs et des artistes (musiciens, comédiens, photographes, dessinateurs et plasticiens) réunis dans l’Alliance public-artistes17. On trouve dans cette alliance des syndicats d’artistes et des SPRD comme la SEDIDAM ou l’ADAMI, tandis que dans l’autre camp figurent d’autres SPRD dont la toute puissante SACEM (Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique18), d’autres syndicats affilés aux mêmes confédérations ainsi que la vénérable SGDL (Société des gens de lettres19) parfois importantes.

Un autre groupe d’intérêt s’est agrégé pour défendre la copie privée et l’interopérabilité. Sans prendre toujours position sur la licence légale, il plaidait d’une part pour la libre circulation des œuvres quel que soit le support et l’environnement logiciel, ce qu’interdit de fait nombre de DRM20. Il s’est 

L’Interassociation Archives-Bibliothèques-Documentation, nouvel acteur de poids

A côté de ces fronts très médiatiques, ceux représentés par les archives, bibliothèques et centres de documentation d’une part, et par le monde de l’enseignement et de la recherche d’autre part, semblaient cantonnés à une certaine discrétion. D’un côté le Syndicat national de l’édition, collant aux propositions gouvernementale, refusait toute exception nouvelle13. De l’autre, une Interassociation Archives-Bibliothèques-Documentation s’est formée au lendemain de l’adoption du projet de loi par le conseil des ministres en novembre 2003. Elle a fini par regrouper treize organisationsAssociation des archivistes français (AAF), Association des bibliothécaires de France (ABF), Association des conservateurs de bibliothèques (ACB), Association de coopération des professionnels de l’information musicale (ACIM), Association des directeurs de bibliothèques départementales de prêt (ADBDP), Association des directeurs des bibliothèques des grandes villes (ADBGV), Association des professionnels de l’information et de la documentation (ADBS), Association des directeurs et des personnels de direction des bibliothèques universitaires et de la documentation (ADBU), Association pour la diffusion des documents numériques en bibliothèque (ADDNB), Association internationale des bibliothèques, archives et centres de documentation musicaux – Groupe français (AIBM-France), Association des professionnels Internet des collectivités publiques locales (APRONET), Fédération interrégionale pour le livre et la lecture (FILL) – Images en bibliothèques (IB).et s’est dotée d’un site web: droitauteur.levillage.org.

Le projet de loi était apparu aux professionnels ainsi coalisés comme préparant «une des législations les plus déséquilibrée d’Europe». Ils commencèrent par coucher dans un document général intitulé Pour une position équilibréeVoir la rubrique Que voulons-nous? du site de l’Interassociation: http://www.droitauteur.levillage.org/spip/rubrique.php3?id_ rubrique=2.leurs positions générales. Considérant que «le contexte actuel est celui d’une montée en puissance des droits des producteurs (plus que des auteurs) au détriment des droits de l’usager», ils affirmaient: «notre objectif est de continuer à pouvoir remplir les missions exercées quel que soit le support de l’information, ce qui signifie des coûts raisonnables [et] des usages raisonnables qui tiennent compte des progrès de la technologie». Reprenant le slogan de l’IFLA «digital is not different»IFLA Position on Copyright in the Digital Environmenthttp://www.ifla.org/V/press/copydig.htm. Version française: Position de l’IFLA sur le droit d’auteur des documents numériqueshttp://www.ifla.org/V/press/copydig.htm., l’Interassociation dressait un tableau des «usages raisonnables» tel que la consultation sur place, ou à distance pour les seuls usagers inscrits.

Mais la ligne principale de l’Interassociation fut de chercher à faire accepter par le législateur français des exceptions explicitement prévues à titre facultatif par la directive européenne, et que d’autres pays avaient adoptées:

– l’exception n°5.2.c dite «reproduction» concernant «les actes de reproduction spécifiques effectués par des bibliothèques accessibles au public, des établissements d’enseignement ou des musées ou par des services d’archive, qui ne recherchent aucun avantage commercial ou économique direct ou indirect»;

– l’exception n°5.3.n dite «communication» concernant «l’utilisation, par communication ou mise à disposition, à des fins de recherches ou d’études privées, au moyen de terminaux spécialisés, à des particuliers dans les locaux des bibliothèques accessibles au public, des établissements d’enseignement ou des musées ou par des archives, qui ne recherchent aucun avantage commercial ou économique direct ou indirect, d’œuvres et autres objets protégés faisant partie de leur collection qui ne sont pas soumis à des conditions en matière d’achat ou de licence»;

– l’exception n°5.3.a dite «enseignement et recherche» ou «exception pédagogique» concernant «l’utilisation à des fins exclusives d’illustration dans le cadre de l’enseignement ou de la recherche scientifique, sous réserve d’indiquer, à moins que cela ne s’avère impossible, la source, y compris le nom de l’auteur, dans la mesure justifiée par le but non commercial poursuivi».

L’Interassociation souhaitait en outre que l’exception relative aux personnes handicapées mentionne explicitement «tous les établissements ouverts au public tel que bibliothèques, archives et centres de documentation» et ne se cantonne pas aux associations spécialisées.

Le respect de la directive européenne, seule position qui paraissait réaliste, conduisait à en accepter, en attendant une éventuelle révision de celle-ci, les limitations parfois fâcheuses, comme la primauté du contrat et l’exclusion des services en ligneLa directive européenne stipule dans sa considération 40: «Les Etats membres peuvent prévoir une exception ou une limitation au bénéfice de certains établissements sans but lucratif, tels que les bibliothèques accessibles au public et autres institutions analogues, ainsi que les archives [...]. Une telle exception ou limitation ne doit pas s’appliquer à des utilisations faites dans le cadre de la fourniture en ligne d’æuvres ou d’autres objets protégés.»., ce qui excluait tout le champ de la documentation électronique à distance. En ce sens, bien que le projet «DADVSI» ait souvent été présenté dans la presse comme une «loi sur Internet», les archivistes, bibliothécaires et documentalistes n’ont pu véritablement se placer sur ce terrain.

L’Interassociation a noué deux alliances qui se sont révélées essentielles. D’une part, une convergence de vue est apparue avec deux importantes associations pluralistes d’élus locaux: la FNCC (Fédération nationale des collectivités territoriales pour la culture) et la toute puissante AMF (association des maires de France): communiqués communs, délégations communes auprès des parlementaires ou des cabinets ministériels, conférence de presse commune tenue à la veille du débat à l’Assemblée nationale ont constitué des faits marquants. D’autre part, l’exception pédagogique a été défendue conjointement par la Conférence des Présidents d’université et l’Interassociation, tout spécialement par l’ADBU (association des directeurs de bibliothèques universitaires) qui l’a accompagnée dans un certain nombre d’entrevues.

L’intense activité de l’Interassociation a rapidement trouvé un écho dans la presse spécialisée relative au monde du livre (Livres-Hebdo) ou des collectivités locales (La Gazette des communes, départements et régions) mais fort peu dans la grande presse. Les pouvoirs publics, en particulier le ministère de la Culture, en charge du projet de loi, l’ont reconnue comme interlocutrice. Toutefois, la position gouvernementale est demeurée intangible et le ministre n’a cessé de répéter que les questions soulevées par l’Interassociation devaient être exclusivement réglées par la voie contractuelle.

Le 5 mars 2004, le ministre de la Culture confiait à François Stasse, conseiller d’Etat et ancien directeur général de la Bibliothèque nationale de France, la mission «d’organiser les discussions entre les représentants des bibliothèques, d’une part, et des ayants droit, d’autre part, afin d’aboutir à un protocole d’accord conciliant les besoins du service public et le respect des droits d’auteurs et des droits voisins». François Stasse remit finalement en avril 2005 son Rapport au ministre de la Culture et de la Communication sur l’accès aux œuvres numériques conservées par les bibliothèques publiques14. Il y avançait notamment la notion de «zone grise [...] cette part importante de la production éditoriale qui a quasiment cessé de vivre commercialement tout en continuant durant des décennies d’être juridiquement protégée par la législation sur le droit d’auteur» et proposait quelques mesures surtout expérimentales. Le Syndicat national de l’édition critiqua la notion au motif que tout livre peut toujours être réédité.

Quand s’ouvrit le 20 décembre 2005 une discussion parlementaire dont beaucoup pensait qu’elle allait être expéditive, la situation paraissait bloquée. Cependant, le travail de l’Interassociation et de ses alliés avait porté ses fruits puisque leurs propositions faisaient l’objet d’une vingtaine d’amendements déposés par des députés de toutes tendances politiques, alors même que le rapporteur du projet de loi s’en était tenu strictement à la position gouvernementale.

Le coup de théâtre parlementaire du 21 décembre 2006 et ses répercussion

Dès son ouverture, ce débat fut solennel et de haute portée Voir15. On y sentait le souffle de l’Histoire. Quelles que soient leur tendance politique et leur positon sur le dossier, les orateurs semblaient prendre la mesure de la révolution numérique en cours, sans pouvoir encore en prévoir toutes les implications. Ainsi s’annonçait un véritable débat de société, qui allait réserver bien des surprises. 

Tous les camps politiques étant divisés, la gauche (communistes, socialistes, verts) n’avait envoyé dans l’hémicycle que ses députés favorables à la licence légale. Et du côté du parti majoritaire, l’UMP, plusieurs orateurs étaient venus défendre les mêmes positions. C’est alors que se produisit l’incroyable: dans la nuit du 21 au 22 décembre 2006, il s’est trouvé une majorité de députés présents pour voter, contre l’avis du ministre et du rapporteur, un amendement instituant la licence globale de téléchargement. Ce fut une véritable majorité sociétale qui s’exprima ici, prenant acte d’une mutation profonde dans les usages et se faisant en quelque sorte les porte-paroles des «audionautes», à commencer – ce fut dit – par leurs propres adolescents.

Après ce coup de tonnerre, l’intervention d’un député de l’UMP, qui défendait l’ensemble des exceptions dites «bibliothèques», passa inaperçue, et sa proposition fut rejetée. Ce ne fut cependant pas le cas de l’élargissement de l’exception «handicapés», qui fut adoptée avec l’appui du rapporteur.

Finalement, ce dossier trop ficelé avait explosé à la tête du ministre. Les trois jours furent loin de suffire à l’examen du projet, et la procédure parlementaire s’interrompit pour plus de deux mois.

On assista naturellement à un déchaînement médiatique, focalisé plus que jamais sur la seule question du téléchargement de la musique et du cinéma. Les producteurs et une partie des artistes montèrent au créneau pour dénoncer ce qu’ils considéraient comme un danger mortel. Mais les défenseurs des autres dossiers (interopérabilité, DRM, copie privée, logiciel libre) tentèrent également de donner de la voix. L’Interassociation ne fut pas en reste, qui déclara dans un communiqué du 23 décembre: «Il est encore temps que [...] la France se dote d’une législation équilibrée sauvegardant les missions d’intérêt public de conservation de la mémoire et du patrimoine intellectuel et les droits du public en matière d’accès à la culture et à la connaissance, telle que le défendent sur le plan international les bibliothécaires du monde entier.»

C’est alors qu’enfin les portes s’ouvrirent. Plusieurs séances de travail avec le cabinet du ministère de la culture et les services du premier ministre permirent d’avancer sur les exceptions souhaitées par l’Interassociation, en particulier le droit de reproduction à des fins de conservation, qui pouvait porter par exemple sur des supports ou formats devenus obsolètes ou sur la fameuse «zone grise.» Si bien qu’à la reprise des débats à l’Assemblée nationale le 7 mars, le Gouvernement, dans le même temps qu’il s’efforçait de contrer le vote de décembre sur la licence globale, présentait lui-même un amendement instituant une exception pour reproduction «par une bibliothèque ou un service d’archives accessible au public, d’œuvres protégées appartenant à leurs collections, lorsque le support sur lequel est fixée l’œuvre n’est plus disponible à la vente ou que le format de lecture est devenu obsolète». Contre toute attente, un amendement socialiste qui rétablissait le libellé entier de l’exception telle que la formulait la directive européenne fut adopté. Cette rédaction prévalut lors de l’adoption par les députés de l’ensemble du texte le 23 mars.

Cette rédaction large, alors que pourtant le droit de communication n’était pas visé, provoqua l’ire du président du SNE (Syndicat national de l’édition), Serge Eyrolles, qui s’écria: «le principe du droit d’auteur lui-même ne peut pas être remis en cause. Sans ça, c’est notre mort.»«Eyrolles flippe: à l’Assemblée, le gouvernement joue un sale tour aux éditeurs» in Libération du 9 mars 2006.Le cabinet du Ministère de la culture joua les bons offices en réunissant Serge Eyrolles et les représentants de l’Association qui rappelèrent que, soucieux du respect du droit d’auteur, il n’entendaient nullement organiser un système alternatif de diffusion incontrôlée d’œuvres numérisées sur Internet, puisque telle semblait être la crainte de certains éditeurs, criante que réitéra Paul Otchakowsky-Laurens (des éditions POL) dans une tribune publiée dans Le MondePaul Otchakowsky-Laurens, «Des auteurs en voie de disparition», Le Monde du 28 avril 2006.et à laquelle l’Interassociation répondit: «Nous ne sommes pas des anges disséminateurs.»16 

La commission des affaires culturelles du Sénat, qui avait auditionné l’Interassociation, prit des positions qui mécontentèrent les défenseurs de l’interopérabilité et du logiciel libre. Mais les dossiers défendus par l’Interassociation furent mieux traités. S’efforçant de limiter l’exception de «reproduction» en en précisant les fins, elle parla de «conservation» et de «communication sur place»Un amendement finalement adopté par le Sénat précise: «afin de préserver les conditions de la consultation sur place» dans le but d’éviter que la numérisation ne fasse obstacle à l’achat de l’œuvre., ce qui permettait de reconnaître cette activité. Elle étendit cette exception aux droits voisins et précisa que l’autorité de régulation technique des mesures de protection, dont elle proposait la création, devait notamment se préoccuper du respect des exceptions par celles-ci.

Enfin le Sénat admit l’exception pédagogique. La situation avait pourtant semblé totalement bloquée sur ce terrain car le Gouvernement avait signé avec différentes SPRD des accords sur la numérisation dans l’enseignement et la recherche, en contrepartie d’une compensation financière forfaitaire versée par l’Etat17. Le contenu de ces accords comme les conditions de leur négociation avait mécontenté la Conférence des Présidents d’universités. Finalement, le Sénat a voté l’exception pédagogique sur le droit d’auteur, les droits voisins et le droit des bases de données, assortie contrairement aux autres d’une compensation financière, mais qui dispense de la fastidieuse formalité de déclaration des œuvres citées que prévoyaient les accords. Ceux-ci demeurent cependant valables jusqu’au 31 décembre 2008.

A l’heure où sont écrites ces lignes, la loi n’est toujours pas définitivement adoptée. Une commission mixte paritaire des deux chambres doit parvenir à un texte de consensus, faute de quoi une seconde lecture serait organisée à l’Assemblée nationale et au Sénat. Pour l’Interassociation, la priorité est à la confirmation des acquis. Mais les défenseurs de l’interopérabilité et des logiciels libres militent pour une seconde lecture car les amendements du Sénat ont aggravé de ce point de vue le texte adopté par les députés. Ces derniers avaient en particulier adopté l’obligation d’interopérabilité des œuvres diffusées en ligne, ce qui avait provoqué la colère de la société Apple, dont la plate-forme de téléchargement iTunes n’est compatible qu’avec son propre baladeur iPod, colère relayée par le gouvernement américain.

Les mêmes milieux, mais aussi les fournisseurs d’accès à Internet, partent en guerre contre «l’amendement Vivendi», adopté par les deux chambres, et qui «assimile au délit de contrefaçon l’écriture ou la diffusion de tout logiciel d’échange d’information qui n’incorporerait pas des mesures techniques ou autres DRMs destinées à empêcher qu’il soit utilisé pour partager sans autorisation des æuvres partagées.»1812Quant aux «audionautes», ils continuent à tempêter contre la répression du peer to peer illégal malgré l’adoucissement des peines prévues: une amende de 38 euros pour une personne qui télécharge une œuvre protégée et de 150 euros19si elle en met à disposition sur Internet.

Quelques leçons

Après trois ans d’activité, particulièrement intense depuis décembre 2003, l’Interassociation ne peut que se féliciter, avec ses alliés élus et universitaires, de son action. Elle n’obtiendra certes pas tout ce qu’elle demandait, mais elle est d’ores et déjà parvenue à un double résultat.

Elle a d’abord été reconnue par ses alliés, par le Gouvernement, par les parlementaires, comme un interlocuteur représentatif susceptible de développer une expertise et d’avancer des propositions sérieuses et négociables. C’est un acquis pour la prise en compte des archives, bibliothèques et centres de documentation dans le débat démocratique et les politiques publiques.

Cette reconnaissance marque aussi pour nos professions un progrès dans la prise en compte de ce qu’il ne faut pas hésiter a’appeler le lobbying. Face à des groupes d’intérêt divers, elles ont su exister alors que personne, a priori, ne les y invitait. Elles ont appris à rédiger des propositions, y compris des amendements à des projets de loi, à sensibiliser la presse, à échanger avec des parlementaires et des membres de cabinets ministériels. Elles ont su agréger leurs forces et leurs compétences.

Le second résultat, qui sera à vérifier quand la loi sera finalement promulguée, c’est, au-delà des dispositifs précis qui seront adoptés, et dont une partie devront faire l’objet de décrets d’application, la confirmation de la place des archives, bibliothèques, et centres de documentation dans l’économie et le droit de la connaissance et de la diffusion culturelle.

Cette reconnaissance ne saurait se faire contre les auteurs ni les éditeurs et producteurs, et l’Interassociation, qui s’est engagée à produire un texte de nature déontologique sur les usages du numérique, appelle «à une concertation entre les professions de la création et de la diffusion intellectuelles et artistiques sur les conséquences du développement rapide de la Société de l’Information et sur les adaptations auxquelles celui-ci peut conduire.»

Mais un autre enseignement s’impose: nos professions, si elles ont su se faufiler dans le débat public jusqu’à obtenir des résultats notables, n’ont jamais représenté qu’un secteur parmi d’autres d’un paysage global de la diffusion du savoir, de l’information et de la culture en totale recomposition. Le passage d’une économie du stock et de la rareté à une économie de l’accès et de l’abondance ne va pas de soi, et les modèles économiques et juridiques installés subissent les coups de boutoir des pratiques massives des internautes. Bibliothèques et centres de documentation en sont victime au même titre que la distribution commerciale et il leur faut de même renégocier leur place dans le paysage.

Concluant son travail, François Stasse écrivait: «Le caractère limité et, pour partie, expérimental des propositions de ce rapport n’est donc pas seulement le fruit d’un compromis traditionnel entre les parties prenantes d’un accord contractuel. Il est la conséquence provisoire, instantanée, d’une immense révolution technologique qui a commencé de changer le monde mais qui est loin d’avoir achevé sa course.»

On ne saurait mieux dire, et cette formule s’applique à merveille à la transposition actuelle, dont des députés de tous bords ont reconnu qu’elle arrivait «trop tôt ou trop tard», d’une directive européenne qui semble elle-même à bien des égards déjà dépassée.

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Dominique Lahary

Directeur de la Bibliothèque départementale du Val d’Oise, Vice-Président de l’ADBDP (Association des directeurs de bibliothèques départementales de prêt), Coordinateur de l’Interassociation Archives-Bibliothèques-Documentation