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2013/1 Privatarchive

Les livres de cuisine des sœurs de l’Hôtel-Dieu

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Les documents remis aux Archives cantonales jurassiennes par les sœurs hospitalières rendent compte de la pénétration de l’idéologie d’une classe bourgeoise et de l’image qu’elle se fait de la femme détentrice – dans son foyer – de l’ordre, de l’économie et de la propreté.

La présence des sœurs hospitalières de Beaune à Porrentruy est bien connuePierre-Yves Donzé, L’hôpital bourgeois de Porrentruy (1760–1870), Porrentruy 2000. Nicole Quellet-Soguel, «Hospitalières de Porrentruy», dans: Helvetia sacra, VIII-1, Bâle 1994, pp. 364–388.. Elles sont arrivées en 1765 et tiendront l’Hôtel-Dieu jusqu’en 1955, date à laquelle elles rejoindront ce qui est actuellement le site de Porrentruy de l’Hôpital du Jura.

De 1765 à 1955, les sœurs se sont occupées des personnes qui fréquentaient ce que l’on appelait un hôpital, soit un établissement chargé de prendre en charge les pauvres, les indigents et les malades. Elles s’occuperont aussi, dès 1855, de l’hospice et orphelinat du château de Porrentruy1, d’où elles seront chassées en 1875, en plein Kulturkampf.

En 2007, les sœurs hospitalières ont fait don aux Archives cantonales jurassiennes d’un lot d’archives (2 m linéaires2). On y trouve, entre autres, une collection de 23 livres de cuisine, édités entre 1833 et 1965, soit La cuisinière du Haut-Rhin, publié à Strasbourg et traduit de l’allemand, jusqu’à l’inévitable 300 recettes SEB de Françoise Bernard (dite «Madame Cocotte-minute»), l’une des premières star française media-culinaire. Cette 11e édition a été tirée à 1 500 000 exemplaires: la cuisine a toujours fait recette!

Il est bien difficile, au sein de ce mini corpus, de savoir quelles recettes étaient utilisées pour les malades. On peut supposer que le «ragoût de grives ou d’alouettes» était peu pratiqué, au profit de la «soupe maigre», faite de légumes verts3. En revanche, les ouvrages édités au XIXe siècle ne commencent pas par des recettes, mais par une partie introductive exposant les ambitions de leur auteure.

La cuisinière du Haut-Rhin dans son premier chapitre «Conseils sur la direction d’un ménage et l’ordonnance d’un repas» s’ouvre sur cette phrase: «Pour diriger un ménage avec succès, il faut de l’ordre, de l’économie, de la propreté.» Suivent un certain nombre de recommandations sur la manière de traiter les domestiques, qui doivent être «fidèles, laborieux et religieux» et dont la direction ne saurait se faire sans un certain paternalisme: «Distribuez avec prudence (...) les récompenses et gardez-vous de leur en donner qui puissent leur imprimer le goût pour un faux luxe (...)».

Quelques années après, en 1859, La cuisine française s’ouvre aussi sur un chapitre consacré à la propreté. L’auteur, A. Gogué (pour Antoine), présente aussi la cuisine comme un délassement: «Et puis, il faut le dire, c’est un amusement, un agréable passe-temps, surtout à la campagne, que de faire un peu de cuisine. C’est un goût que nous avons tous eu, plus ou moins, étant enfants. Voyez les petites filles: parmi tous les jouets qui font leurs délices, il n’en est pas qu’elles manient plus souvent que leur petit ménage en bois bien poli et bien blanc, ou leur batterie de cuisine en fer battu et bien luisant4».

L’édition de 1842 de La cuisine du Haut-Rhin évoque aussi la transmission d’un savoir: «Ce livre est destiné aux bonnes mères de famille qui prennent elles-mêmes soin de leur ménage; il est voué à leurs filles qui désirent marcher sur les traces de leurs mère5

«La mère en prescrira la lecture à sa fille!», disait le divin marquis6. Ces brèves introductions des livres de cuisine appartiennent à la littérature didactique, à ce que les médiévistes ont pu appeler la littérature d’enseignement7. Elles rendent compte de la pénétration, au sein d’un public éduqué, de l’idéologie d’une classe bourgeoise depuis peu installée au pouvoir et de l’image qu’elle se fait de la femme détentrice – dans son foyer – de l’ordre, de l’économie et de la propreté.

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Antoine Glaenzer

archiviste cantonal adjoint, Archives cantonales jurassiennes (ArCJ) 

  • 1 Cote: ArCJ, 170 J.
  • 2 Cote: ArCJ, 162 J.
  • 3 [Marguerite Spoerlin], La cuisinière du Haut-Rhin, Strasbourg, 1833, respectivement p.128etp.35.
  • 4 A[ntoine] Gogué, La cuisine française, Paris 1859, p. 3.
  • 5 [Marguerite Spoerlin], La cuisinière du Haut-Rhin, Strasbourg, 1842, p. 4.
  • 6 Donatien Alphonse François de Sade, La philosophie dans le boudoir, Londres 1795.
  • 7 Daniel Poirion, Précis de littérature française du Moyen Âge, Paris 1982, p. 56.