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2022/1 Archiver l'inarchivable

Penser l’inarchivable: quelques pistes de réflexion

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Annaëlle Winand se penche sur les différentes formes de l'inarchivable et sur comment tenir compte de ce territoire impensé dans nos pratiques archivistiques.

L’inarchivable, semble-t-il, interroge la capacité des archivistes à archiver toutes sortes de traces. Le plus souvent, le concept fait en effet référence à ce qui semble, de prime abord, ne pas pouvoir être archivé: formats hors normes, pratiques improvisées, expériences vécues, etc. Je précise «de prime abord» car les réflexions archivistiques contemporaines mettent au défi ces apparentes limites1. L’inarchivable peut aussi nous rappeler que l’on ne peut pas tout archiver. Un argument qui se renouvelle sans cesse depuis l’expansion de la masse documentaire, depuis l’après Seconde Guerre mondiale jusqu’à la révolution numérique: «Il y a simplement trop de preuves, trop de mémoires, trop d’identités, pour en acquérir plus qu’un fragment dans nos archives traditionnelles»2 (Cook, 2013, p. 113, notre traduction).

La réalité archivable – des filtres et des fragments

De manière plus théorique, l’inarchivable nous amène à questionner ce qui constitue la réalité archivable. Les archivistes postmodernes anglo-saxons se sont penchés sur la question dès les années 1980. Ils mettent en lumière les différents filtres de sélection par lesquels passent les documents créés par une société avant de devenir archives. Celles-ci représentent non seulement un fragment de la production documentaire, mais aussi un fragment de la mémoire sociale (Harris, 2002; Schwartz et Cook, 2002). Dans ces étapes sélectives, il faut tout d’abord mentionner les processus documentaires, circonscrits dans des rapports sociaux, qui caractérisent une société et la manière dont elle produit, comprend, fait circuler et préserve l’information (Nesmith 1985). Ensuite, c’est la capacité même de penser l’archivable qui est questionnée par le concept de l’archivalisation, qui exprime «le choix conscient et inconscient (déterminé par des faceturs sociaux et culturels) de considérer que quelque chose vaut la peine d’être archivé»3 (Ketelaar, 1999, p. 55, notre traduction). Le rôle des archivistes dans les processus de sélection des documents qui deviendront archives est par ailleurs au cœur de ce questionnement de l’archivable, tout autant que tous les autres acteurs de la trajectoire documentaire qui ont pu avoir une incidence sur les archives et leur constitution (Brothman, 1991; Nesmith, 1999, 2005; Schwartz et Cook, 2002).

Une autre forme d’inarchivable – de l’exclusion et des tabous

En partant de ces délimitations de la réalité archivable, il est alors possible de penser à une autre forme d’inarchivable, celle-là même qui se déploie au sein de nos pratiques et théories archivistiques. Il s’agit d’un espace qui prend en considération tout ce qui ne peut pas être archivé et ce, pour différentes raisons : parce que les documents concernés touchent à l’interdit ou au tabou, parce qu’ils sont, ou relèvent de, l’invisible, du monstrueux, de l’exclu, voire parce qu’il est impensable de les archiver. L’inarchivable agit ainsi en complément d’un autre espace «inarchivé», qui dépend de processus archivistiques, ou de l’absence de ces derniers, qui amènent l’archiviste à archiver ou non certains documents et certaines traces (Winand, 2021).

Un territoire impensé à prendre en compte

Ce territoire inarchivable n’est toutefois pas sans intérêt pour les archivistes. Il permet de prendre en charge différents impensés, c’est-à-dire autant d’imaginaires non conçus ni concrétisés des archives, qui reflètent l’inconcevabilité ou l’omission, volontaire ou non, de certains des aspects théoriques ou pratiques de l’archivistique (Winand, 2021). En s’intéressant à ce qui n’est pas ou ne peut pas être archivé, ce sont nos propres pratiques, gestes et théories qui peuvent être étudiés et critiqués. Pour ce faire, il est indispensable d’adopter un point de vue extérieur, celui de l’exploitation, comme «point de rencontre d’un document et d’un utilisateur» (Klein, 2019, p. 120). En déplaçant le regard sur la trajectoire documentaire et considérant les archives à partir de leurs utilisations, leurs utilisations potentielles, ou encore à partir de tout geste qui exploite les qualités archivistiques réelles et potentielles des traces, il nous est enfin possible d’apercevoir ces zones inarchivées, inarchivables et impensées qui constituent notre discipline.

L’inarchivable est un espace qui, bien qu’il puisse être considéré comme en dehors des préoccupations archivistiques, se révèle néanmoins fondamental en ce qu’il reflète les archives et leur construction. Il est fertile dans les multiples potentialités qu’il contient.

Références

Brothman, B. (1991). Orders of Value: Probing the Theoretical Terms of Archival Practice. Archivaria, (32), 78-100.

Cook, T. (2013). Evidence, memory, identity, and community: four shifting archival paradigms. Archival Science, (13), 95-120. https://doi.org/10.1007/s10502-012-9180-7

Harris, V. (2002). The Archival Sliver: Power, Memory, and Archives in South Africa. Archival Science, (2), 63-86. https://doi.org/10.1007/BF02435631

Ketelaar, E. (1999). Archivalisation and Archiving. Archives and Manuscripts, 27(1), 54-61.

Klein, A. (2019). Archive(s), mémoire, art. Éléments pour une archivistique critique. Presses de l’Université Laval.

Nesmith, T. (1999). Still Fuzzy, But More Accurate: Some Thoughts on the “Ghosts” of Archival Theory. Archivaria, (47), 136-150.

Nesmith, T. (2005). Reopening Archives: Bringing New Contextualities into Archival Theory and Practice. Archivaria, (60), 259-274.

Schwartz, J. M. et Cook, T. (2002). Archives, Records, and Power: The Making of Modern Memory. Archival Science, 2(1), 1-19. https://doi.org/10.1007/BF02435628

Winand, A. (2021). Entre archives et archive: l’espace inarchivé et inarchivable du cinéma de réemploi [Thèse de doctorat : Université de Montréal]. http://hdl.handle.net/1866/26403

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Annaëlle Winand

Annaëlle Winand est chercheuse postdoctorale auprès du département des sciences historiques de l’Université Laval (Québec). Elle détient un doctorat en sciences de l’information obtenu auprès de l’École de bibliothéconomie et des sciences de l’information (Université de Montréal). Elle est par ailleurs diplômée d’une maîtrise en histoire et archivistique de l’Université de Louvain (Belgique) où elle a également travaillé en tant qu’archiviste. Ses recherches se concentrent sur les notions d’archive(s), d’inarchivable et d’impensé archivistique dans les pratiques filmiques et vidéographiques expérimentales de réemploi et dans le domaine des archives de communauté. Elle est activement impliquée dans divers projets de recherche dont «Autres archives, autres histoires: Les archives d’en bas au Québec et France» (Université Laval, Québec et Université d’Angers, France).

  • 1 Je pense notamment aux discussions autour de l’inarchivable débutées en 2018 durant la journée d’étude «Archives de la création : où passe l’« inarchivable » ?» organisée par le Centre d’Histoire «Espaces et Cultures» à l’Université Clermont-Auvergne (France) ou au travail doctoral de Pascal Landry (Université Laval, Québec) sur les archives de la musique improvisée.
  • 2 «There is simply too much evidence, too much memory, too much identity, to acquire more than a mere fragment of it in our established archives».
  • 3 «the conscious or unconscious choice (determined by social and cultural factors) to consider something worth archiving».

Abstract

Annaëlle Winand se penche sur les différentes formes de l'inarchivable et sur comment tenir compte de ce territoire impensé dans nos pratiques archivistiques.

Annaëlle Winand beschäftigt sich mit den verschiedenen Formen des Unarchivierbaren und der Frage, wie wir dieses ungedachte Territorium in unserer Archivpraxis berücksichtigen können.