Les archives sont infiniment humaines: il convient maintenant de les percevoir et de les traiter comme telles
Longtemps perçues comme des réceptacles vides dans lesquels viendraient s'y déverser les faits et les activités accomplis, les archives passent progressivement de l'image du miroir ou de la fenêtre sur le passé (ex: Eastwood, 1993, p. 112 et Couture, 2011, p. 189) à des objets construits façonnés par leurs contextes et par les individu-sujets qui les créent et les exploitent selon leurs besoins.
Pour Verne Harris, archiviste sud-africain ayant largement contribué au sauvetage des archives du régime d'apartheid, les documents produits par l'administration publique sont en premier lieu porteurs des voix des fonctionnaires qui les produisent, les utilisent et, parfois, les dissimulent ou les détruisent selon leurs intérêts et les contextes sociaux et sociétaux dans lesquels ils évoluent (Harris, 1997, p. 135-136).
Contextes sociaux et sociétaux constitués de multiples facettes
C'est ce contexte, toujours constitué de multiples facettes, qui détermine la manière dont une société et ses individus perçoivent ce qui est digne ou pas d'être conservé. A titre d'exemple, les archivistes australiens, auteurs du manuel Keeping Archives, rappellent que l'intégration progressive au sein du débat public de la problématique du réchauffement climatique et du développement du trou dans la couche d'ozone va contribuer à ce que les Australiens, en seulement quelques années, changent leur perception concernant les archives témoignant de ces phénomènes (Reed, 1993, p. 188). En effet, les rapports et les études autrefois détruits par les services d'archives du pays deviennent rapidement des documents d'intérêt majeur qu'il convient de conserver dans les meilleures conditions.
De l'archivilisation vers l'archivation
Il ne faudrait cependant pas croire que toutes les décisions relatives aux archives proviennent forcément d'un esprit humain conscient de son environnement et de sa propre situation. S'appuyant sur les écrits de Derrida, Harris rappelle que, pour peu qu'il n’existe réellement qu'une seule et même réalité, le processus d'inscription de cette dernière sur les documents brise toute unicité potentielle (Harris, 1997, p. 135). En effet, en rapport avec ses rétentions, ses connaissances, ses expériences et ses capacités, le producteur va faire des choix, pas toujours réfléchis, sur ce qui figurera dans ses archives. C'est ce que nous signale également le professeur émérite en archivistique à l'Université d'Amsterdam Eric Ketelaar lorsqu'il parle de l'archivalisation qu'il définit comme le choix conscient ou inconscient (déterminé par des facteurs sociaux et culturels) de ce qui mérite d'être archivé (Ketelaar, 1999, p. 57). Pour ce grand lecteur de Derrida, l'archivalisation incarne alors le moment de vérité qui précède l’archivation (archivization en anglais) qui est le moment de création des archives (Ketelaar, 2001, p. 132).
Le rôle des choix des individus-sujets dans le façonnement des fonds d'archives
Ainsi, les archives ne sont pas des outils dotés de qualités supérieures ou exceptionnelles qui les affranchiraient de la subjectivité des individus qui les créent et les manipulent selon leurs besoins et leurs contextes. Elles ne constituent pas ce miroir sur le passé qu'on a souvent voulu voir en elles. De cette constatation se pose alors la question du fonds d'archives qui a lui aussi longtemps été perçu comme un organisme qui se formait et se transformait selon des règles fixes et naturelles (Muller, Feith et Fruin, 1910, p. 16 et 19). En 1970, le Manuel d'archivistique français oppose la collection, qui est présentée comme un regroupement de documents dépendant du hasard et de la subjectivité du collectionneur, et le fonds qui forme un tout objectif et organique (Association des archivistes français, 1970, p. 23-24). Plus tardivement, l'archiviste canadien Terry Eastwood affirme que le fonds d'archives est le résultat d'une accumulation naturelle des documents qui se produit lors de la création de ces derniers (Eastwood, 2000, p. 93-94). Cette vision positiviste du fonds est alors frontalement attaquée par l'archiviste Terry Cook qui défend que le fonds est «une réalité de relation virtuelle reflétant un processus multiple et dynamique de création et de paternités plurielles basée sur la fonction et l'activité qui capture plus précisément la contextualité des documents dans le monde moderne» (Cook, 2001).
En réalité, le fonds est constitué d'une série de couches de sédimentation découlant de décisions intentionnelles enracinées dans leurs contextes historiques (Bologna, 2017, p. 38-39)
Pour l'archiviste italien Marco Bologna il importe de ne plus enseigner dans les écoles d'archivistique que les archives sont des entités objectives et que le fonds est le résultat d'une accumulation naturelle. En réalité, le fonds est constitué d'une série de couches de sédimentation découlant de décisions intentionnelles enracinées dans leurs contextes historiques (Bologna, 2017, p. 38-39). Ainsi, le fonds et sa constitution sont tributaires des choix conscients et inconscients des individus-sujets qui le façonnent et du contexte dans lesquels ces derniers évoluent.
L'exploitation des archives comme une rencontre
Que faut-il alors retenir de cette vision des archives et du fonds? Premièrement, il s'agit de constater que les archives et le fonds que nous avons souvent définis en archivistique comme des entités objectives et naturelles sont de nature plus complexe, car infiniment humaine. De là découle une seconde constatation qui est de l'importance de repenser nos outils professionnels pour intégrer cette part d'humanité. Anne Klein définit l'exploitation des archives comme une rencontre effectuée dans un contexte donné entre un individu-sujet, ses compétences, ses connaissances et un document, sa matérialité, son historique et son contenu (Klein et Lemay, 2014, p. 47). Il importe de voir que cette rencontre s'effectue chaque fois qu'une personne est confrontée à un ou plusieurs documents. Ne pouvons-nous pas imaginer, par exemple, une case supplémentaire dans nos calendriers de conservation pour que les personnes qui sont confrontées à un moment ou à un autre aux documents pour lesquels un sort final pressenti est déterminé puissent, en quelques lignes, expliquer leur perception et leur vision des archives évaluées? N'est-il pas envisageable d'amender nos bordereaux de versement et d'acquisition pour expliquer le choix effectué?
D'une archivistique positiviste à une archivistique humaine
Tant que nous agissons de bonne foi, que nous acceptons notre part d'humanité et que nous expliquons nos choix et gestes portés sur les archives, nul reproche ne peut nous être fait. Il y aura toujours des politiques d'acquisition, de conservation, des tris et des destructions. L'archiviste essaiera toujours de constituer des ensembles représentatifs des activités accomplies dans son entreprise, dans sa région ou dans son pays. Il importe maintenant de voir que les archives sont infiniment humaines et que les personnes qui les créent, les exploitent, les détruisent ou les conservent, archivistes compris, sont des êtres humains disposant d'une subjectivité et évoluant dans un contexte complexe qui va impacter leurs réactions face aux documents.
En conclusion, le passage d'une archivistique positiviste à une archivistique humaine et contextuelle nous pousse à repenser une partie de nos outils et pratiques pour accepter la part d'humanité que possède les archives.
Bibliographie
Association des archivistes français (1970). Manuel d’archivistique. Paris, France: Imprimerie nationale.
Bologna, M. (2017). Historical Sedimentation of Archival Materials: Reinterpreting a Foundational Concept in the Italian Archival Tradition. Archivaria, 83. Repéré à https://archivaria.ca/index.php/archivaria/article/view/13599.
Cook, T. (2001). Archival science and postmodernism: new formulations for old concepts. Archival Science, 1(1), 3-24. Repéré à: http://www.mybestdocs.com/cook-t-postmod-p1-00.htm.
Couture, C. (2011b). La typologie et les particularités des archives nord-américaines. Dans C. Couture et J.-Y. Rousseau (dir.). Les fondements de la discipline archivistique (p. 189-216). Québec, Québec: Presses de l’Université du Québec.
Eastwood, T. (1993). How Goes it with Appraisal? Archivaria, 36, 111-121. Repéré à http://journals.sfu.ca/archivar/index.php/archivaria/article/view/11938/12896.
Eastwood, T. (2000). Putting the Parts of the Whole Together: Systematic Arrangement of Archives. Archivaria, 50, 93-116. Repéré à https://archivaria.ca/index.php/archivaria/article/view/12767/13959.
Harris, V. (1997). Claiming Less, Delivering More: A Critique of Positivist Formulations on Archives in South Africa. Archivaria, 44, 132-141. Repéré à http://journals.sfu.ca/archivar/index.php/archivaria/article/view/12200/13217.
Ketelaar, E. (1999). Archivalisation and archiving. Archives and manuscripts, 27(1).
Ketelaar, E. (2001). Tacit narratives: the meanings of archives. Archival Science, 1(2), 131-141.
Klein, A. et Lemay, Y. (2014). L’exploitation artistique des archives au prisme benjaminien. La Gazette des archives, 233(1), 47-59. Repéré à http://www.persee.fr/doc/gazar_0016-5522_2014_num_233_1_5124
Abstract
- Français
- Deutsch
Longtemps perçues comme des réceptacles vides dans lesquels viendraient s'y déverser les faits et les activités accomplis, les archives passent progressivement de l'image du miroir ou de la fenêtre sur le passé à des objets construits façonnés par leurs contextes et par les individu-sujets qui les créent et les exploitent selon leurs besoins.
Lange Zeit wurden Archive als leere Gefässe angesehen werden, in die sich vollendete Tatsachen und Aktivitäten ergiessen. In neuerer Zeit wächst das Bewusstsein, dass Archivbestände nicht einfach ein Spiegelbild oder Fenster zur Vergangenheit sind, sondern aus konstruierten Dokumenten und Objekten bestehen, die von ihren Kontexten und denjenigen Personen geformt werden, die sie erstellen und auswerten.