Commentaires Résumé
2020/2 Représentations et mises en scènes de la société

Moyens et défis de la conservation d'archives de la vie ordinaire

Commentaires Résumé

L’importance des archives privées est reconnue depuis longtemps et le canton de Neuchâtel abrite plusieurs structures dédiées à leur sauvegarde. Or ces institutions n’accueillent que les écrits et archives privées des personnalités ayant marqué leur temps, politiciens, artistes, penseurs, etc. Il manquait donc encore une institution s’intéressant aux archives du for privé des personnes ayant eu une vie dite « ordinaire » . C’est précisément la raison d’être de l’Association pour la sauvegarde des Archives de la vie ordinaire (AVO) créée en 2003 à Neuchâtel.

La conservation des archives privées des personnalités est assurée dans le canton de Neuchâtel par plusieurs institutions publiques : l’Office des Archives de l’Etat de Neuchâtel, le pôle de gestion des archives privées à la Bibliothèque de la Ville de La Chaux-de-Fonds ou encore le département des archives privées et des manuscrits de la Bibliothèque publique et universitaire à Neuchâtel, dont les fonds les plus fameux sont ceux de personnalités telles que Jean-Jacques Rousseau, Léopold Robert ou Denis de Rougemont. De même, diverses archives communales et parfois des musées conservent des écrits du for privé.

Par une sorte d’accord tacite, les fonds de personnalités du monde politique, économique ou social sont hébergés par les archives publiques alors que les bibliothèques et les musées sont plus enclins à recevoir les fonds d’acteurs et d’actrices du monde culturel. Pourtant, il faut souligner qu’il n’y a aucun automatisme institutionnel à acquérir les archives, publiques ou privées, des personnes connues. Dans ce contexte, la sauvegarde des écrits du for privé issus de personnes ayant eu une vie ordinaire, au sens où elle n’a eu que peu de visibilité, était véritablement problématique et très aléatoire. La création en 2003 de l’Association pour la sauvegarde des archives de la vie ordinaire (AVO) correspondait donc à une nécessité, afin d’éviter qu’une part importante de notre patrimoine ne passe à la trappe. Les AVO abritent  aujourd’hui plus de 150 fonds de natures très variées, mis à la disposition des chercheurs.

La notion de « vie ordinaire » pour notre association a été dictée par le choix de revaloriser la figure de l’individu dans l’histoire. En effet ces parcours de vie, pris isolément, font d’abord écho à la conscience familiale. Rassemblés ou comparés, ils permettent de reconstituer une mémoire collective, à l’échelle régionale ou à la dimension d’un groupe social (les paysans, les horlogers, les immigrés…). Loin d’être sacralisés, les égo-documents doivent être interrogés et soumis à des hypothèses qui prendront en compte la part des déterminismes culturels, sociaux, économiques, politiques, qui pèsent sur tout destin individuel. C’est le travail de l’historien, ou de l’enquêteur quel qu’il soit, qui peut d’ailleurs subir une certaine tension entre l’envie de retenir de l’individu ce qui le caractérise – tout en étant conscient qu’une poignée de lettres ou un carnet de notes personnelles ne permettent pas de cerner une vie même « ordinaire » – et l’envie de ne retenir de l’individu que ce qui ne lui est pas propre, ce en quoi il est représentatif d’un milieu, d’un mouvement, d’une époque…

Les archives du for privé, une richesse pour la connaissance de nos sociétés

Les archives du for privé, qu’elles soient issues de personnalités ou de personnes dont la vie peut être qualifiée de plus ordinaire, apportent à l’histoire officielle un éclairage différent. Elles sont indispensables pour prendre le pouls du quotidien d’une population, pour approcher la sensibilité des individus et notamment des femmes, souvent absentes des archives officielles. Elles permettent aussi de contrôler la pertinence des clivages sociaux ou de découvrir ce que peuvent partager, sur le plan des valeurs et de la culture, les différentes catégories socio-professionnelles. Certains documents donnent les moyens de mesurer la perception qu’ont les administrés du fonctionnement des institutions ou de découvrir l’appropriation individuelle des croyances religieuses. Ils permettent aussi de jauger les pratiques de lecture et d’écriture et, partant, le niveau d’alphabétisation d’une population, ou encore de savoir dans quelle mesure les pratiques éducatives familiales ont été influencées par les traités pédagogiques, etc. Bref, ce sont des outils précieux donnés aux chercheurs pour mesurer la coïncidence ou le décalage entre le discours et la pratique.

Les documents sauvegardés par les AVO s’inscrivent tous dans le contexte particulier du pays de Neuchâtel, dont ils éclairent les mentalités. Ils permettent d’explorer des thèmes récurrents propres aux archives familiales, tels que l’enfance et l’éducation, les rapports parents-enfants, les relations mère-fille, les relations amoureuses, la vie domestique, les loisirs, la foi et la vie religieuse. Nombreux sont aussi les témoignages qui parlent de voyages ou de migration, de la vie associative ou des fêtes et traditions. Mais nous ne saurions établir ici la liste exhaustive de tous les sujets qui touchent au rapport à la vie publique et à l’environnement.

photo de liasses de documents
Liasses de lettres

Les documents privés donnés ou déposés aux AVO sont de nature très diverse : correspondances familiales et amoureuses, journaux intimes et livres de raison, carnets de voyage, comptes de ménage, agendas, almanachs, anciens bulletins scolaires et titres obtenus, livrets de famille et autres pièces officielles. Beaucoup de fonds arrivent déjà triés par les déposants, d’autres non ; ils contiennent parfois des photographies, des cartes postales non écrites, des objets (tableaux, portefeuilles) dont la place serait plutôt dans un musée. Dans tous les cas, les AVO s’efforcent de conserver les fonds dans leur intégralité et dans l’ordonnance voulue par le donateur.

Si tous ces témoins tendent à l’universel et contribuent à offrir une meilleure compréhension de la vie quotidienne, matérielle et morale d’une époque, il ne faut pas se cacher la réalité : les documents que nous conservons ne permettent de reconstituer que des fragments de vies ordinaires, dans la mesure où ils sont souvent incomplets et disparates, et où ils ont subi les aléas des déménagements, des décès et des successions… C’est donc seulement la présence dans un nombre suffisant de fonds de documents de même nature qui peut permettre des recherches d’ordre thématique.

Quelle institution pour quelles archives privées ?

On l’a dit plus haut, un accord tacite entre institutions a jusqu’ici prévalu quant au choix du lieu de conservation des documents du for privé. Mais ce choix est d’abord fait par le donateur, et s’il s’agit de respecter ce choix, c’est néanmoins à chaque conservateur d’archives qu’il appartient d’accepter ou de refuser le fonds, ou encore, et c’est plus délicat, de conseiller au donateur de s’adresser à une autre institution. Il est arrivé aussi qu’un fonds concernant une seule personne soit divisé entre deux institutions, par exemple entre le département des manuscrits de la Bibliothèque publique et universitaire de Neuchâtel et les AVO. C’est le cas lorsque le dépôt s’est fait en plusieurs fois et par différents héritiers qui n’ont pas eu nécessairement connaissance du premier dépôt.

Il arrive aussi que ce soient les composants du fonds qui obligent à en rediriger certaines parties ou des objets isolés vers d’autres institutions, en accord avec le déposant. En effet, tout ce qui n’est pas papier, comme les photographies, plaques de verre ou certains objets, nécessite des conditions de conservation parfois particulières que les AVO ne peuvent pas garantir. Mais aujourd’hui, c’est le volume grandissant des fonds d’archives qui génère le plus de problèmes, pouvant amener au choix de la division d’un fonds entre plusieurs institutions dédiées. Le fonds est ainsi référencé à plusieurs endroits mais il faut reconnaître qu’à l'ère numérique, la transversalité des dépôts n'est pas un obstacle. Aujourd’hui, à Neuchâtel, la Commission cantonale des fonds documentaires a entamé une réflexion et ouvert un dialogue entre les responsables des diverses institutions dédiées aux archives, dont les AVO, autour d’un projet de coordination des politiques d'acquisition ; c’est une initiative bienvenue dans la conjoncture actuelle.

La mise en valeur des écrits du for privé

Les écrits du for privé doivent être conservés, certes, mais, tout aussi important, mis en valeur. Les AVO ont pleinement rempli ces deux missions depuis 2003, alors que ce patrimoine documentaire n’aurait pu être que partiellement valorisé par les bibliothèques ou les archives officielles, absorbées par d’autres missions. En organisant des colloques et des conférences, des lectures-spectacles, des expositions, ainsi qu’en publiant diverses études, les AVO ont offert aux Neuchâtelois et aux Neuchâteloises l’occasion de se familiariser avec leur passé « ordinaire ». Mais ceci n’aurait pu se faire sans entretenir des contacts étroits avec le monde universitaire et celui des historiens qui, depuis les années 1970, recourent de plus en plus aux égo-documents, c’est-à-dire aux écrits personnels, pour alimenter une autre vision de l’histoire. Ces contacts se sont concrétisés au fil du temps par l’édition ou la co-édition par les AVO d’une douzaine de publications.

Nouvelle publication faite à l'initiative des AVO : Dévoiler l’ailleurs, Correspondances, carnets et journaux intimes de voyages, Alphil, Neuchâtel, 2020.

Dévoiler l’ailleurs, Correspondances, carnets et journaux intimes de voyages, Alphil, Neuchâtel, 2020.

Cette publication de 264 pages, abondamment illustrée, rassemble 12 contributions sur le thème du récit de voyage, toutes basées sur l'étude d'archives privées, dans le prolongement du colloque organisé par les AVO et l'Université de Neuchâtel les 8 et 9 novembre 2018 pour marquer le 15e anniversaire de la création des Archives de la vie ordinaire.

En même temps, toutes ces manifestations ont contribué à faire connaître l’Association auprès des gens soucieux de sauvegarder leurs archives personnelles et familiales avec pour conséquence directe le don aux AVO de nombreux fonds de « vie ordinaire », qui ont ainsi trouvé leur chemin vers nos archives et échappé à la « benne fatale ».

Comme l’écrit Michel Schlup : « Du passé, la mémoire des hommes retient volontiers les événements saillants, oublieuse des faits menus de l’existence. Ainsi l’intervalle de deux ou trois générations suffit à effacer le souvenir d’un paysage quotidien si difficile alors à faire revivre. » Or, c’est bien un des atouts des Archives de la vie ordinaire : faire de ces témoins ordinaires de destins individuels, des documents de l’histoire et contribuer, à travers eux, à restituer les travaux et les jours de naguère.

Toutes les activités, les publications et les inventaires de fonds sont accessibles sur le site web des AVO :  archivesdelavieordinaire.ch.

Ramseyer Jacques

Jacques Ramseyer

Historien, conservateur des Archives de la vie ordinaire de 2015 à 2020.

Bonnet Borel Françoise

Françoise Bonnet Borel

Archéologue et historienne, ancienne conservatrice du Château et musée de Valangin, actuellement co-conservatrice des Archives de la vie ordinaire.

Résumé

L’importance des archives privées est reconnue depuis longtemps et le canton de Neuchâtel abrite plusieurs structures dédiées à leur sauvegarde. Comme certaines institutions n’accueillent que les archives des personnalités ayant marqué leur temps, l’Association pour la sauvegarde des Archives de la vie ordinaire (AVO), créée en 2003 à Neuchâtel, a comme mission la sauvegarde des archives du for privé des personnes ayant eu une vie dite « ordinaire »  et leur mise à disposition des chercheurs en histoire afin de contribuer à la constitution de la mémoire collective neuchâteloise. Aussi, les AVO  collaborent étroitement avec l’Université de Neuchâtel d’une part et avec les autres institutions du canton dédiées aux archives, d’autre part, pour tout ce qui touche à la collecte et la conservation des fonds d’archives privées.