Les archives. Utilité publique, exigence démocratique
Deux archivistes de génération différente, Barbara Roth-Lochner et Alain Dubois donnent, à tour de rôle, leurs convictions sur le métier d’archiviste. Leur monologue est ensuite converti en dialogue où chacun se positionne sur un questionnaire commun. La première intervenante, docteure en histoire, a exercé, à Genève, ses fonctions d’archiviste d’État adjointe, puis de conservatrice des manuscrits et des archives privées, entre 1981 et 2016. Le second, archiviste paléographe, entré en 2007 aux Archives de l’État du Valais, en a été le directeur entre 2014 et 2022. Il est aujourd’hui chef du Service de la culture du Canton du Valais.
Barbara Roth-Lochner, Alain Dubois, Les Archives. Utilité publique, exigence démocratique, Genève, L’Esprit de la Lettre Éditions, 2023, 121 p. ISBN édition papier: 978-2-940587-37-7 et ISBN édition numérique : 978-2-940587-38-4.
Deux périodes différentes de l’histoire du développement archivistique, deux manières de l’aborder en ayant occupé des postes à responsabilités.
Barbara Roth-Lochner (BRL) témoigne de ses convictions professionnelles, avec le recul que lui donnent la retraite et son engagement qui se poursuit depuis. Alain Dubois (AD), encore marqué par l’action, se raconte à travers les étapes de sa formation et de ses états de service. De longueur inégale, la première contribution, «L’archiviste, un Sisyphe heureux?» occupe les pages 11 à 75, la seconde, «Archiviste, une profession multiforme», s’étend des pages 77 à 96. Quant à la dernière partie, «Regards croisés», elle couvre les pages 97 à 121.
À l’aide de termes placés dans la marge et de têtes de chapitre, repris ici plus ou moins dans leur formulation originelle avec leurs déclinaisons respectives, BRL livre un véritable traité des archives, en fait le sien. Ainsi, dès l’entame de son texte, en quelques mots, elle parle de l’unicité des archives; «Les archives ne sont pas écrites pour les historiens»; «À quoi servent les archives?»; les règles ne sont pas les mêmes selon les pouvoirs; «Les archives privées méritent une attention particulière»; «archives-Archives-archive».
Le premier chapitre «Le B.A.BA des archivistes» aborde les questions de définition: toutes les formes, tous les supports; fonds; «un fonds n’est pas une collection»; le producteur, le contexte; l’évaluation avec sélection; l’archivistique intégrée; le cycle de vie des documents; le records management; GED et GID; les calendriers de conservation; la documentation des éliminations; les politiques d’acquisition; «être à la page pour bien choisir». Le deuxième chapitre «Les étapes du travail» reprend les fonctions de base de l’archivage: évaluer, sélectionner, accueillir, inventorier à l’aide des règles et des normes. À l’intitulé énigmatique «Un éléphant dans la pièce» répondent nos habitudes bureautiques, la connectivité, le web, la modestie du nombre d’archivistes face aux masses et la fragilité des données électroniques, le «grand vrac numérique» avec une question embarrassante: quelle version sauvegardée des bases de données et des sites web en constante transformation? Le contenu des troisième au septième chapitres se comprennent par leur seul libellé: «Le long terme»; «Que fait-on avec les Archives?»; «Que fait-on avec les archives?»; «Qui utilise les archives?» et «Les interlocuteurs des Archives».
Le dernier chapitre «Le présent et l’avenir du passé» comporte des rubriques évocatrices: «Archives et politiques»; «Quand on se souvient que les archives sont utiles»; «Fonctions culturelles, mais pas seulement»; les questions de masse informationnelle, la collaboration avec les autres professions, la fédération des forces; «Indexer, un effort collectif»; «Lieux de savoirs»; «Indispensable association professionnelle»; les nouvelles responsabilités des archivistes dans les environnements numériques, donc ses conséquences des relations des archivistes avec les historiens qu’il faut resserrer. Les dernières entrées reflètent bien les fondements des certitudes de BRL: «En un mot: le métier évolue, mais il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain», «Encore une fois: de la théorie à la pratique… et le long terme». L’ultime phrase est implacable: «Les conséquences de nos décisions d’aujourd’hui ne se mesurent qu’à long terme».
AD a composé sa contribution sur un découpage retraçant son parcours de vie et sa carrière. Ainsi, on découvre, au fil des chapitres, sa sensibilité patrimoniale précoce et ses périodes de formation; les choix de la conservation du patrimoine comme une évidence et de l’École nationale des chartes, entre patrimoine et recherche, ainsi que les premiers stages professionnels qui l’ont fait grandir dans la fonction d’archiviste. Sa nomination aux Archives de l’État du Valais lui permet d’être médiateur du patrimoine et garant du rôle social et sociétal des archives. AD dévoile davantage ses certitudes dans «Un métier à la croisée des chemins» avec ses variantes sur les défis à relever: durabilité; information vérifiée à l’heure des fake news; temps de la collecte; collecte d’un patrimoine fragmentées. Il plaide sans réserve pour «L’union fait la force». Sa conclusion sur le rôle des archivistes mérite d’être rapportée: «Les défis que doit aujourd’hui relever notre société me laissent croire que les archivistes font partie de la solution: par leur expertise dans le tri de l’information, face à une infobésité exponentielle, par leur expertise dans la détection des fausses informations ou des/informations manipulées, par leur capacité à mettre en place des outils de gestion de l’information qui garantissent le respect des droits des citoyens et la constitution de corpus de sources authentiques et fiables, par leur expertise à conserver l’information de manière durable par leur capacité à placer leurs actions à l’échelle des siècles. Être archiviste, est-ce vraiment exercer une profession poussiéreuse et plongée dans le passé? Être archiviste, c’est être, au contraire, au cœur des enjeux sociétaux et participer à la résolution des immenses défis qui nous attendent. Tout un programme. N’est-ce pas?» (pp. 95-96).
Le livre permet de parcourir plus quarante ans de l’évolution des archives. Sa grande qualité est de s’en remettre à des situations concrètes, à dimension humaine, de démontrer que si les environnements professionnels ont fortement évolué, les archivistes ont perçu les changements, veillent à les accompagner avec leurs fondamentaux qui résistent - ils ont su prendre les virages nécessaires. Les deux témoins confirment à leur façon que l’archivistique est devenue une discipline autonome, avec un impressionnant corpus doctrinal à valeur universelle. Malgré la modestie de leurs effectifs et l’austérité de leurs tâches, les archivistes sont essentiels au fonctionnement de la société, car ils assurent, souvent dans des circonstances contraires, la continuité des mémoires. À plusieurs moments des relations, on aurait voulu en savoir plus, en particulier sur les apports spécifiques des archivistes suisses au débat général, sur leur perception de la transmission des savoirs et leur engagement dans la cité. Travaillant dans des cantons et des institutions différents, comment ont-ils pu contrer le poids des traditions, modifier le discours ambiant et introduire de nouvelles pratiques. Il aurait été intéressant de connaître les leçons de leurs échecs et comment ils ont pu/su rebondir ou ont été appelés à modifier leurs approches. Ma remarque relève de la curiosité et non d’une critique envers les auteurs, laissés libres de leurs choix par l’éditeur.
Prévenant peut-être la remarque, BRL a eu la bonne idée de faire figurer en complément de ses pages une «Orientation bibliographique» pour nourrir et prolonger la réflexion.
Deux périodes différentes de l’histoire du développement archivistique, deux manières de l’aborder en ayant occupé des postes à responsabilités.